Nous allons ici nous intéresser à un des plus vieux ponts du département de la Haute-Loire, situé sur la commune de Grazac. Il s’agit d’un ouvrage construit au 12e siècle sur un chemin reliant la vallée du Rhône au Puy-en-Velay, voie de pèlerinage vers le sanctuaire vellave. La particularité qui attire notre attention est qu’il est couramment désigné par deux appellations concurrentes, Pont de la Sainte ou Pont de l’Enceinte. Vous pouvez en particulier zoomer sur cette carte IGN pour faire apparaître chacune de ces dénominations.
Si nous étendons notre observation à d’autres éditeurs de cartes, nous constatons que pour Michelin, il s’agit du Pont de l’Enceinte ; pour Google Maps, c’est le Pont de la Sainte.
Une carte postale ancienne fait une distinction subtile : le Pont de l’Enceinte y désigne le lieu, Le Pont de la Sainte y désigne l’ouvrage. Cette carte affirme par ailleurs que l’édifice tient son nom d’un oratoire tout proche, dédié à Sainte Marguerite de la Séauve ; nous reviendrons sur ce point pour le contester.


L’Enceinte, l’ancien et le nouveau Pont de l’Enceinte
Pour analyser la dénomination de notre pont médiéval, nous allons lui associer celle de l’espace voisin, délimité par une boucle du Lignon, sur lequel se trouve le village de l’Enceinte.
La situation se complique par le fait qu’un autre pont routier a également été appelé Pont de l’Enceinte : il s’agit du pont édifié en 1868 sur la route actuelle D105, à environ 800 mètres en amont du pont médiéval.


Les anciennes appellations
Pour ajouter ce que l’on connaît sur les dénominations les plus anciennes, nous prenons le Dictionnaire Topographique de la Haute-Loire, d’A . Chassaing et A. Jacotin – 1907.
Pour le site de l’Enceinte :

La Cenita ou La Cinta représente des variantes écrites de la forme occitane La Cenhta, c’est à dire « qui est ceinte, entourée ». Ce nom est resté localement en usage dans le parler occitan.1
Pour le pont médiéval :

La première attestation, datée de 1273, désigne le pont La Saynta, variante écrire de La Sanhta. Cette attestation ne signifie pas nécessairement que c’était alors l’usage courant, on peut avoir ici une démarche érudite et des motivations d’ordre religieuses (la source est ici une abbaye).
Carte de Cassini
La carte Cassini, du 18e siècle, nous donne l’Encinte et le Pont de l’Encinte.

Cadastre napoléonien de Grazac
Le cadastre napoléonien de Grazac donne La Sainte et le Pont de la Sainte.

Dans ce cadastre, on trouve également une parcelle dite Bois de la Sainte (section C, parcelle 16), une autre parcelle dite Sucha de la Sainte (parcelle 28) 2 et enfin une parcelle dite Terre de la Sainte (parcelle 32). Elles sont toutes trois situées à des endroits différents dans la boucle du Lignon. Cette distribution montre que c’est l’ensemble du site qui est réuni ici sous une même désignation La Sainte.
Les cadastres napoléoniens sont parfois inconstants dans l’écriture des noms de lieux. Il n’est pas certain que l’écriture du cadastre représente ici un usage établi. La Sainte reste une attestation isolée pour désigner le site ; il est probable que ce soit une adaptation de la forme occitane La Cenhta, la forme moderne L’Enceinte n’étant alors pas encore fortement socialisée. De son côté, le cadastre napoléonien d’Yssingeaux opte pour l’Encente ( Bois du Pont de l’Encente – section D).
Carte d’Yssingeaux de 1948
Il s’agit de la carte édité par le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, en 1948.
Le site de l’Enceinte est appelé Le Saint. Le nom Pont de l’Enceinte correspond au pont de 1868, mais l’Ancien Pont de l’Enceinte désigne le pont de Versilhac. On imagine ici que c’est une erreur d’élaboration de la carte.

Cadastre de Grazac
Pour le cadastre de Grazac, c’est l’Enceinte et le Pont de l’Enceinte.

Le Pont de Sainte Marguerite de la Séauve ?
Il existe une tradition qui attribue le nom Pont de la Sainte à la personne de Marguerite de la Séauve, religieuse de l’abbaye cistercienne de La Séauve-sur-Semène, ayant vécu au 13e siècle. La ferveur populaire l’a érigée en sainte, mais l’institution catholique ne l’a pas inscrite dans sa liste officielle.

Il est effectivement envisageable qu’on ait voulu placer l’édifice sous la protection d’une figure religieuse ; mais on remarquera que celle-ci ne s’est pas imposée : les attestations toponymiques anciennes ou modernes restent muettes sur l’identité de cette sainte. Cet anonymat tend à montrer que Pont de la Sainte est une formation secondaire qui émerge comme un substitut à Pont de l’Enceinte, ou plus exactement dans un contexte occitan, un substitut de Pont de la Cenhta par Pont de la Sanhta. Le transfert de sens était facilité par la proximité des prononciations respectives de cenhta et de sanhta.
Le recours à Marguerite de la Séauve est probablement relativement récent. On peut imaginer que c’est la piété populaire qui a installé Marguerite comme figure venant parfaire un récit que la désignation La Sainte laissait inaccompli. La proximité de l’oratoire dédié à Sainte Marguerite ne permet pas d’attribuer à cette dévotion une ancienneté suffisante pour qu’elle soit antérieure aux premières attestations du toponyme La Sanhta.
Interprétation
Rappelons que la cenhta « l’enceinte » signifie « qui est entourée, ceinte » et dans ce cas, « entourée par la vallée encaissée du Lignon ». Nous proposons alors le scénario suivant :
Le lieu entouré par la boucle du Lignon a été nommé primitivement La Cenhta.
Le pont construit au 12e siècle, en aval du site de l’Enceinte, a d’abord été nommé Pont de la Cenhta. La désignation secondaire, Pont de la Sanhta, est apparue rapidement comme une forme érudite, elle pouvait répondre à une volonté d’inscrire l’édifice dans une tradition religieuse, ou de l’élever au dessus de sa condition profane, en contribuant à sacraliser la voie vers le sanctuaire du Puy.
Ce double usage s’est installé. Il serait peut-être plus exact de dire qu’il s’est renouvelé. Il est maintenant représenté par le Pont de l’Enceinte ou Pont de la Sainte.

- La Cenhta est prononcé [la‘sĩtɔ] ou [la‘sintɔ]. Cette prononciation ne peut représenter que La Cenhta ; une alternative comme La Sinta, ou La Cinta se prononcerait [la‘ʃĩtɔ] [la‘ʃintɔ], tandis que La Senta, ou La Centa se prononcerait [la‘sẽtɔ] [la‘sentɔ] ↩︎
- Sucha : c’est à dire suchal « sommet d’un relief, cime » ↩︎